L’amateurisme ou le nouveau snobisme français ?

L’amateurisme ou le nouveau snobisme français?


« Dehors les professionnels de la politique ! », « A quand des élus 100% bénévoles? », voilà ce que scande parfois cette foule vêtue de jaune... Jaune, de la couleur des crises hépatiques auxquelles on succombe à force d’avaler trop de cochonneries.


Avant qu’on démarre sur les plaisir comparés des amateurs et des pros, permettez-moi une petite promenade historique et sportive : le sport est un merveilleux remède digestif paraît-il, à défaut de Chartreuse Verte…


Le 10 décembre 1906 à Bordeaux naissait Jules Ladoumegue. Quelques semaines avant sa venue au monde, son père, docker de profession, périt dans un accident de travail et sa mère disparut à son tour dans un tragique incendie, quelques jours seulement après la naissance de Jules, alors qu’elle venait de tirer justement l’enfant des flammes. Recueilli par son oncle, il doit très tôt subvenir aux besoins de sa famille et devient donc apprenti jardinier. Mais le truc de Jules, comme le légendaire et néanmoins fictionnel Forest Gump que chacun connaît alors que personne ne connaît Jules, c’était la course à pied. Le gamin était doué. Sacrément doué. Il gagnait toutes les courses locales. Mondialement doué même, puisque le 5 octobre 1930 il pulvérisa le record du monde au 1500m détenu par Otto Pelzer (oui oui), en réalisant le temps phénoménal pour l’époque de 3’49"⅕. Ce jour-là, le déjà célèbre Jules Ladoumègue devint le "héros" de toute une nation, notamment des "gens d’en bas" qui s’étaient identifiés à cet athlète orphelin et infortuné qu’ils appelaient "Julot". C’était son premier record du monde, il y en eu d’autres et rapidement en quête d’adversaires à sa taille il se mit en tête de participer aux Jeux Olympiques de Los Angeles de 1932. Hélas, le 4 mars 1932, « Julot » fut radié à vie de la fédération pour faits de « professionnalisme ». Eh oui. A l’époque, il n’était pas bien vu que le sport, cet art si noble, puisse être entaché par de basse considérations pécuniaires. Et le vil « Julot », voyez-vous, avait toujours couru dans des courses où il pouvait gagner des prix en monnaies sonnantes et trébuchantes (même si, lui, trébuchait fort peu). Pour Coubertin, protecteur de l’esprit des Jeux et de la noblesse sportive, et pour la sévère Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), c’était une affaire de morale, il fallait courir pour la gloire et l’honneur et pas après l’argent. "Les ailes brisées", Jules Ladoumègue fut donc mis sur le banc d’où il vit Luigi Beccali devenir champion Olympique du 1 500 m le 4 août 1932. Il continua à courir dans d'autres courses mais sa carrière ne fut plus la même, le feu sacré s’était éteint, ce n’était plus le même athlète qui foulait les pistes.

Pourquoi diable je vous raconte cette tragédie sportive (dont, je précise en passant aux cinéastes intéressés, nul n’a porté à ma connaissance l’histoire à l’écran) me demanderez-vous à raison ? Eh bien parce que nous revivons ces jours-ci ce grand débat de l’amateurisme contre le professionnalisme.


Le débat s’est porté sur la sphère politique, certes, mais c’est le même… Celui que la langue Française elle-même n’a pas su trancher puisque qu’un amateur c’est à la fois « un grand connaisseur qui a transformé une passion en expertise », et un « bidouilleur », « quelqu’un qui bricole sans talent des choses qui le dépassent ». De même un professionnel c’est quelqu’un qui fait les choses consciencieusement et avec savoir-faire, mais une « professionnelle » c'est quelqu’un qui arpente les trottoirs à la recherche de clients nocturnes...


Le débat est de retour donc et il touche la sphère politique. Il touche aussi, ne vous y trompez pas, d’autres secteurs tels que la musique, l’art, le journalisme. Les amateurs, nourris par légions sur la toile aux tutoriels sur le concept du DIY (do it yourself en bon Franglais), ont envahi le monde et menacent des professions établies qui se retrouvent à tenter de justifier pourquoi il faudrait qu’on les paye eux quand tant d’autres, dont les talents peuvent être équivalents aux leurs en plus (eh oui, les productions des amateurs peuvent être sacrément pro!) font ça gratis. Pourquoi payer un journaliste pour son travail quand tant de blogueurs écrivent des choses aussi intéressantes et documentées pour leur plaisir ? Pourquoi s’acquitter des droits d’auteurs à la SACEM alors que la musique s’offre si souvent avec talent à l’angle d’un couloir de métro ? Pourquoi rémunérer des artistes-peintres professionnels des fortunes quand les peintres-amateurs font des toiles parfois vachement plus chouettes franchement à mettre dans son salon pour le prix à peine de la toile et de la peinture? Pourquoi payer des politiques alors que franchement depuis mon canapé je fais largement aussi bien et pour pas un rond… Allons même plus loin, au delà de la compétence, des sujets aussi nobles que l’art, la connaissance ou la chose publique ne devraient elles pas être totalement désintéressées et donc… exclusivement bénévoles ?


Il semble que l'opinion publique ait fait son choix, en tout cas en matière politique. Pour ce qui est des professions des artistes ou des journalistes ils sont pour le moment protégés de cette épuration morale. Mais pour ce qui nous concerne, nous voilà revenus, pour le meilleur et pour le pire, à l’heure de l’amateurisme politique. Bon ou mauvais c’est ce que les Français ont élu pour occuper le pouvoir. Des amateurs passionnés qui n’avaient jamais été élus avant. Des amateurs élus pour remplacer les « professionnels de la politique, ces salauds qui en avaient bien profité avant ». Les amateurs sont donc arrivés avec leur lot de fragilités, d’amateurisme si l’on veut, de maladresses et d’enthousiasme désordonné. Je ne vous ferai pas l’affront de souligner tout le paradoxe qui consiste à reprocher à quelqu’un la chose même pour laquelle on l’avait initialement choisi (je ne voudrais pas vous renvoyer à vos querelles conjugales) mais la mauvaise foi des critiques ne vous aura pas échappée.


L’ère de l’amateurisme qui règne sur la toile et qui envahit peu à peu notre société toute entière, nous tient dans ce paradoxe, dans son pouvoir magique à double tranchant: celui de donner autant de voix à l’inconnu qu’à l’expert, celui de partager au plus grand nombre les pires choses comme les meilleures, de nous infliger dans un même élan des erreurs de castings atterrantes (on ne vas pas se mentir) et de nous offrir de grands talents…


Un peu comme « Julot » ce héros national sorti de nulle part et presque aussitôt oublié, qui avait déchaîné les passions du peuple et brillé à l’époque où le sport était l’affaire d’une élite qui avait les moyens de l’exercer pour la gloire… Une époque de « l’amateurisme noble » qu’on voudrait voir revenir si je comprends bien dans la sphère politique? Après tout pourquoi pas … Ce qu’une révolution populaire obtient, une autre révolution populaire peut le défaire... Un autre jour je vous raconterai comment les révolutionnaires de 1789 avaient mis en place les indemités des élus pour éviter justement que les puissants confisquent le pouvoir aux simples citoyens qui, comme Julot, n’auraient pas pu concourir sans être rémunérés pour le faire.
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