Nouveaux réseaux nouvelles villes

"Nouvelles villes, nouveaux réseaux"
Discours d'ouverture du webinaire du CRE du 12/05/2020


Bonjour à tous, 

Tout d’abord je voudrais remercier les membres du comité de prospective de m’avoir proposé de participer à ces travaux. J’en suis à la fois vraiment très heureuse et très honorée. J’avais eu la chance l’année dernière de participer à l’événement qui faisait suite à la restitution du groupe de travail sur les « nouvelles dynamiques locales du système énergétique » et lors de ces échanges, j’avais pu me rendre compte du travail en profondeur mené et c’est ce qui m’a donné très envie d’y participer lorsque l’on me l’a proposé… ! Merci encore !

Vous me faites l’honneur de me demander d’introduire le sujet… ce qui est un plaisir mais je dois vous demander d’être indulgents, car comme vous le savez peut-être, je ne suis pas experte dans ces domaines à l’origine. C’est en suivant le fil de ma mission sur la rénovation énergétique des bâtiments que je me suis prise à m’intéresser aux questions énergétiques, ce qui m’a valu de devenir rapporteure de la « Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique ».

Le postulat de Julien Aubert qui présidait nos travaux était le suivant : «  Les ENR sont une impasse énergétique, une gabegie financière, ce qui est totalement inacceptable tant pour des raisons climatiques que budgétaires et ne vous étonnez donc pas d’avoir des Gilets Jaunes. ». C’est une synthèse évidemment mais je ne crois pas caricaturer tellement ses propos. 

Mon travail comme rapporteure ne m’a pas permis de valider sa thèse, notre transition énergétique fait sens, les ENR ne sont pas un « coûteux cul-de-sac énergétique » comme on veut parfois nous le faire croire. Je n’ai donc pas pu confirmer le scandale de la transition énergétique que voulait dénoncer Julien Aubert. Je le dis en souriant car j’apprécie beaucoup Julien Aubert par ailleurs. Mais sur ces propos-là, qu’il tient parfois, je dois rectifier, nous ne faisons pas fausse route, je n’ai pas pu le démontrer, mais nous menons en revanche une transition qui sert à la fois deux objectifs énergétiques : l’un de décarbonation du mix, pour la planète, et l’autre, de sortie progressive du nucléaire, par mesure de précaution environnementale (à cause de l’accident de Fukushima principalement). 

Et cela n’est pas clair dans la tête des gens. 80% des gens semblent croire en effet que le nucléaire est une énergie carbonée. Et parce que la transition énergétique est très coûteuse et pèse en effet sur les ménages (que ce soit par la taxe ou par l’impôt), elle ne peut que générer à court ou à moyen terme des révoltes si elle n’est pas comprise. Je suggérais donc, en conclusion de mon rapport, de relier de manière plus directe les français à l’énergie. Car si l’approvisionnement en électricité est immédiat, la relation des Français à l’énergie est, elle, très « médiate », très indirecte. Le prix de l’énergie payé par les français n’a rien à voir avec son coût de production et l’énergie est le plus souvent un débat d’expert qui se passe très loin au-dessus de la tête des citoyens. 

Je vous prendrai un seul exemple sur ce sujet que je trouve symbolique - et rigolo parce qu’il ressemble un peu à une « blague carambar pour expert » : combien faut-il d’éoliennes pour remplacer la centrale de Fessenheim ? Réponse : eh bien ça dépend si vous êtes pro-nucléaire ou pro-ENR. Les premiers répondront 7000 quand les seconds répondront 900… (Oui je vous confirme qu’une blague d’expert ça n’est généralement pas drôle le premier coup…) Mais vous conviendrez que pour les citoyens qui sont surtout intéressés par le nombre de mats qui vont se retrouver dans leur paysage, ce n’est pas tout à fait la même chose… Et en fait dans un sens, en divergeant pourtant sur les chiffres, les deux partis ont raison, si ils ne s’intéressent qu’à la production d’énergie (puissance installée, taux de charges etc…) et pas au service énergétique rendu à la population. 

Et je crois que l’essentiel est là pourtant : pas dans l’incroyable intelligence déployée par ceux qui produisent cette énergie (qui est quasi magique) mais par l’usage qu’en font tous ces autres qui n’y comprennent rien. C’est ce qui me fait dire qu’au fond la seule chose importante, en restant dans les limites du climat bien sûr et donc dans le spectre des énergies décarbonées, c’est l’accessibilité de l’énergie, et sa performance au regard d’un usage donné. La bonne énergie au bon endroit pour le bon usage. Le reste, selon moi, c’est une compétition de choix (ceux du passé ou ceux du futur), d’intelligences, de pragmatismes et un peu… il faut le dire… d’égos. 

Bon, il y avait beaucoup d’autres choses dans ce rapport de 500 pages, dont vous m’avez demandé de vous parler ce matin, y compris quelques passages sur le TURPE et son financement, mais en bonne littéraire, et en introduction, je voulais insister plutôt sur celle-ci : les humains. Et leur rapport à l’énergie et à la notion de réseau. 

Voyez-vous, par le plus grand des hasards, ou peut-être pas d’ailleurs, tout me prédestinait peut-être à être ici devant vous ce matin, à vous parler de réseaux… quoiqu’il en soit, dans une autre vie, c’est amusant, j’ai écris un mémoire sur le sujet des réseaux… Mais pas comme vous l’imaginez. C’était le mémoire d’une littéraire n’est-ce pas, il s’intitulait « mythes et réalités », c’est vous dire… Je m’intéressais alors aux réseaux physiques uniquement pour réfléchir sur la manière dont ils infusent notre société d’une dimension sociologique. Ce qui m’intéressait c’était la manière dont toute la société, y compris les organisations des entreprises, se transformait pour intégrer les codes des réseaux…

Je ne vais pas vous infliger le mémoire de maîtrise d’une apprentie communicante ce matin, je vous rassure… après l’introduction sur le rapport Aubert ça serait un peu indigeste, mais je m’y suis replongée pour nos travaux et éventuellement pour ceux que ça intéresse je le mettrai en partage… Certains points m’ont paru être intéressants à partager, sur la manière dont la structure ET la mythologie du réseau influencent les hommes, et donc la ville. 

Fondamentalement, en tant que concept, le réseau est tout simplement ce qui relie. Et d’une manière ou d’une autre, on peut absolument tout relier. Rien n’existe en soit, de manière isolée. Chercher la fin du réseau, c’est presque aussi vain que de chercher à délimiter l’univers. En perpétuelle expansion, le réseau est potentiellement infini. Et de même qu’en fonction de la puissance de la lunette utilisée, on observe différents niveaux dans l’univers de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du réseau de cellules dans votre corps au système solaire…), de même le réseau superpose des couches de maillages de façon, là encore, potentiellement infinie.

Ainsi, les bâtiments qui me passionnent, sont à la fois une part entière du réseau électrique (dont ils consomment une grande part de notre production) et reliés entre eux pour faire « villes, villages et pays », reliés entre eux par des routes, des réseaux de communication ou d’eau… Les bâtiments, pas plus que les humains selon la formule de Mandela, ne sont pas des îles : personnellement je pense qu’on sous-estime encore trop le rôle des bâtiments dans nos réseaux. Ils pourraient s’effacer à la demande, là où le réseau en a besoin, participer à l’entretien du bien commun qu’est le réseau. Car en effet, le bien commun c’est ce qui relie. Et on est câblés, tous, pour avoir plutôt les yeux rivés sur la destination plutôt que sur le voyage Pourtant, c’est cela aussi le réseau, le voyage.  

Pour Manuel Castells, qui est un théoricien des réseaux, la spécificité du réseau est d’être un entre-deux. Les éléments du réseau sont à la fois autonomes et dépendants du réseau. Dans un réseau, les membres conservent farouchement leur autonomie et leur identité mais intègrent néanmoins un collectif parce qu’ils espèrent ainsi trouver une solution à un objectif qu’elles partagent avec d’autres. Pour Castells, ce paradoxe d’autonomie / dépendance est une première donnée fondamentale de l’organisation en réseau. Il analyse que « La performance d’un réseau donné va dépendre de deux de ses qualités essentielles : sa connexité, c’est-à-dire sa capacité structurelle à faciliter la communication entre ses composants et sa cohérence, c’est-à-dire le degré de communauté d’intérêts entre les objectifs du réseau et ceux de ses composants ». 

La cohérence du réseau dépend donc, toujours selon Castells, de la rencontre des intérêts membres-réseau. Cette ambivalence entre autonomie et dépendance se traduira donc bien sûr d’abord en termes économiques. On rejoint d’abord un réseau parce qu’on y gagne quelque chose. Mais à moins que le gain économique soit suffisant pour que la question des valeurs soit inutile, on adhère aussi au réseau parce qu’on croit en quelque chose... en ce qu’il symbolise le  « monde relié ». Des croyances de chacun concernant la mythologie des réseaux d’une part et de l’adhésion au discours du réseau d’autre part dépendront donc sans doute aussi la pérennité du réseau, sa cohérence, la cohésion de ses membres et peut-être son succès. L’ambivalence du réseau en termes d’autonomie/dépendance impacte également nécessairement la question de l’identité. 

En d’autres termes : Soit vous reliez des unités par utilité, comme mes bâtiments avec un réseau électrique. Il n’y a pas d’émotion, il n’y a qu’un lien de contiguïté. Soit vous pensez le réseau comme une nouvelle entité et elle prend souvent un autre nom, celui par exemple, pour un groupe de bâtiments, de ville. 

Alors, au sein du réseau, les identités individuelles perdurent-elles ou s’effacent-elles devant cette nouvelle identité qu’est le réseau ? Le réseau doit-il ou non parler d’une seule voix ? Doit-il porter une identité forte ou simplement héberger des identités et des intérêts multiples ? Quel soin est apporté par le réseau et par ses membres à la construction d’un discours commun ? Peut-on parler de réseau quand tout ce qui fait ciment entre les membres est un enjeu économique ? Quant à la question de la connexité, elle exprime le dynamisme du réseau par la fréquence des échanges et sa force par l’abondance des liens entre les membres, mais elle rejoint les notions d’autorité et de pouvoir lorsqu’on interroge la trame, l’intensité et le sens de ces échanges. Sont-ils verticaux ou horizontaux ? Vers le bas ou vers le haut ? Sont-ils symétriques ou asymétriques ? Sont-ils réciproques ? L’équilibre est-il atteint ? 

Je sais qu’en disant cela, vous pensez comme moi au réseau des villes et des villages en collectivités territoriales, en région, et en nation. Le réseau nous parle de gouvernance. Le réseau est-il aussi dépendant de ses membres que ses membres du réseau ? Sans cet équilibre, on peut imaginer qu’un rapport de pouvoir s’installe. Et si déséquilibre il y a, à qui profite-t-il ? Si le réseau est un outil, qui sert-il ? Les membres ou les créateurs du réseau ? On le voit, le réseau est une organisation complexe, difficile à définir. Et c’est bien plus qu’un « simple sujet technique ». 

J’imagine bien que vous n’aviez pas cela en tête, en parlant de réseaux, en m’invitant ce matin… et je vais probablement un peu loin... Et en même temps … pas sûr. Car parler de la ville et des réseaux, c’est parler aussi de toutes ces dimensions, même sans s’en rendre compte. 

Voilà. C’est ce que je voulais jeter dans la mare en introduction. Je ne vais pas être plus longue j’ai déjà excessivement mobilisé le temps de parole. J’ai hâte maintenant de vous entendre sur ce sujet résolument passionnant ! 
Merci de votre écoute !

Marjolaine Meynier-Millefert
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